Point barre #2 : À Fleur de peau

  • Point barre #2 : À Fleur de peau
Genre : Recueil de poésie
Revue : Point barre

Année : 2007
Pays principal concerné : Rubrique : Poésie / conte

"A fleur de peau", le thème de ce numéro, qui pourrait nous laisser glisser sur la pente des sens tous azimuts, pour pasticher Rimbaud, nous incite, cependant, à relier (relire ?) le discours sur le plaisir à celui qui le traverse dans toute entreprise de mise en parole de l'indicible. En effet, dire cet au-delà de la parole constitue, souvent, en poésie, une tâche singulière, qui parfois retourne les fleurs de peaux sur les épines du langage. Et les textes réunis dans ce numéro semblent tellement - et c'est là un signe à méditer - "analytiques" sur l'entreprise poétique devant ce réel à poétiser, ce plaisir, qui élude la mise en mots, qu'il m'a paru intéressant d'aborder ces paroles d'écrivain(e)s et de poètes/poétesses sous l'angle de la nomination de ce désir, cet "obscur objet du désir"…

C'est donc avec un plaisir certain que je réponds à Umar Timol, qui m'a demandé de bien vouloir préfacer ce numéro de Point barre, revue de poésie mauricienne à sa deuxième parution, qui a la difficile tâche de proposer un espace où le poème peut encore affleurer dans le contexte d'enjeux économiques et de pauvreté sociale et culturelle actuel.

Juste et l'épars

Commençons par le poème du regretté Emmanuel Juste, immense poète injustement méconnu à Maurice, pour des raisons souvent liées aux préjugés féroces… Son texte, tout à la fois supplique, invocation, déclaration d'amour et de vie, est l'étincelante partition lyrique d'un verbe maîtrisé, tissant des références mythologiques et littéraires :
"Des sibylles paraît-il / Ont remis sans façon / Les aurores à l'heure dite (…) / Tu portes en Toi Gaia / L'indicible secret d'Isis".
L' "indicible", cet impossible à dire point à l'orée du réel, qui est hors langage - à ne pas confondre avec la réalité déjà harnachée par les mots et la raison - pourrait tout aussi bien être le terme générique de la présente livrée de textes. Le réel, l'indicible… Le psychanalyste Jacques Lacan ressentit le besoin d'établir plusieurs champs du réel : "réel de la jouissance", "de l'extase mystique", "du corps"… Il y a aussi le réel de l'altérité, de la mort… Juste fait appel aux Sibylles pour une raison compréhensible : en tant que médiums hermaphrodites (connaissant à la fois le plaisir comme homme et femme) elles sont capables de dire les choses cryptées pour d'autres…

Le réel du plaisir est donc cette résistance du plaisir à sa discursification, et cet écart tenaille le poète. Juste a recours à des images puisées de l'"Albatros" baudelairien, qui, ici, métaphorise l'envol du langage, s'éloignant de l'archétype du poète romantique maladroit, dont les ailes l'empêchent d'avancer sur terre. Chez Juste, l'oiseau symboliserait l'être sans la lourdeur des mots à exprimer cette limite où le corps bascule dans la faille sans fond des sens. Dans la jouissance qui s'éprouve par fulgurances et non par raison discursive et homogène :
"Le vieil Albatros a déjà dans les ailes / Tous les envols du monde / Il a pris pour balises / Les ricochets du soleil".
Cette image du soleil à atteindre, que le poète effleure dans les "ricochets" lumineux, par éclats, dit, avec beaucoup de pudeur et de retenue, l'hymne à la femme, ce "miracle de femme" qui rend le poète impuissant dans son désir de mettre en mots "l'indicible secret d'Isis", de dire la femme comme autre en soi, comme premier symbole du vivant, comme désir inexprimable, ce désir de l'Autre qui permet à l'humain d'advenir au langage. Juste souligne (le texte est livré avec cette contrainte typographique) sous forme de refrain, une constante qui traverse les autres textes de ce numéro :
"Tu rassembles ce qui est épars".
L'éparpillement, le fragment, est un symbole de l'émiettement, de l'impuissance des mots à dire "le secret" de la jouissance, du désir, du plaisir, du corps, du corps par l'autre. Il est la marque fragmentée d'une parole à l'écueil de son voyage vers les sens. Si Juste appelle Baudelaire à la rescousse, c'est que l'auteur de "La Dame créole" ou de "A la Malabaraise" croyait que le poème permettait d'aller vers cet espace où il y aurait "plus de réel"…

Affleurent les mots

C'est ce que semble dire Jocelyn Siou, qui exprime aussi les capacités du poète mauricien à dépasser l'objet de son propre désir, de le muer en matériau poétique, à fleur de mots. Le poète travaille les ressources phoniques comme un corps qui serait la harpe poétique jouée par son propre désir :
"Sens en effervescence / Egarés au pôle magnétique / Eruption imminente / Affolant boussole. / Secousse du sol. / Avec ses ongles / De mehendi / Crevassant simultanément / Profondément / Mes lombes".
Ces mots résonnent avec ceux de Shawkat Toorawa, où le désir, la sensualité dit une muse, qui parfume la lyre, son alphabet, son langage, et qui renaît, tel le phénix, de ses cendres… Ici, la figure du désir est elle-même de l'ordre de la parole attendue, rêvée, cajolée :
"behind her words / lurks a sapphire mist / that adorns arabesques of fresco lime, / that perfumes lyres / and scorches embers of alphabet and ash / language, that phoenix, / is all hers".
Cette nécessité de séduire le langage par le verbe poétique en dit long sur la stratégie de dire le plaisir avec les mots. D'autant plus que dans la parole poétique, la femme est une muse, et l'inverse aussi est vrai, tant le féminin prélude au besoin de poétiser… En cela, Vincent Pellegrin fait écho à Toorawa :
"Je t'en prie / Reviens te blottir / Dans ma rime / Qui survit / En te dénudant".
Cette adresse à l'autre du langage, personnifiant sa sensualité, sa musicalité (le murmure, le souffle, l'inspiration, la muse…) ne doit, en rien, nous surprendre. La prendre comme "objet" du désir poétique signifie que le poète, dans les tréfonds de sa pratique, souhaite conquérir "de la musique avant toute chose", sans cependant renier son but de poser sur l'établi ce désir de rendre dicible ce qui ne l'est pas. Catherine Boudet reprend cette constante sans ciller :
"Ecriture-limbes / Ecriture-lambas / Pour ceindre le corps de mots / Convoyer aux liminales désuétudes / Aux confins de l'indicible / Le souvenir / A fleur de mot / A fleur de cœur / J'expurge la parole / De toute tentative de Vous / Ecrire et s'exhiber vaincu".
La femme ici, et cela est assez troublant, pratiquant l'écriture poétique, se place en position masculine, en position phallique, car l'injonction est claire : ne pas s'avouer vaincu quand le réel ne livre pas un fragment de l'indicible en verbe poétique. La poétesse écrit bien les limites où se pose son défi : les "confins de l'indicible" posés par Juste, les limbes et les lambas (le clair-obscur et le suaire mortuaire), dans l'hétérogène et le domaine où la parole se pétrifie, en dépit d'un désir de s'élever par-dessus ces obstacles incommensurables. Une visée, qui, comme l'exprime Jean Claude Abada Medjo, a pour résultat, ceci :
"…me faire longtemment souffrir".
Plaisir : point barre ou point de suspension ?

Ananda Devi dit en prose cette musique en "trois notes brisées, hantées, torturées, qui me renvoient à son mystère et à ma peur", signifiant que ce recours à la musique est un moyen d'accoler les potentialités du verbe conçu dans sa sensualité, sa musique, au pré-texte de dire ce qui élude la mise en mots de la jouissance de soi et de l'autre, en ce que Lacan transmue en j'ouis-sens, c'est-à-dire, ce par quoi l'on entend du sens dans la posture même où le corps, le langage, la raison se trouvent plongés dans le hors temps et l'imprononçable. Le poème n'explique pas, il traduit cet éclat du réel en réalité: "Si tu le voulais, enfin ; traduire en mots ces trois notes. (…) Quel souffle acide de vénération que tu refuses de me révéler ? Ou quelle vénéneuse rancune ? Ou bien est-ce la vérité qui te fait peur, la simple, la chaude, l'intranquille vérité ?". Devi fait étrangement écho à Jean Claud Andou, qui revisite le conte où le désir s'éveille et parle :
"Belle au coeur dormant / aux sens endormis, / Réveillez-vous et gravissons à l'unisson / les décibels de la volupté"…
Mais la note se brise devant le réel du corps qui s'efface dans cet au-delà de la parole. Devi termine ainsi son texte : "Il y a trop de vide en moi pour que je puisse interrompre ma mélodie. La résonance. Les échos. Des rêves, des nuits non vécues, des trop-pleins, des pas assez". Oui, la musique du désir à fleur de peaux a peu de mots, a peur des mots ? A trop de mots, aussi, dans sa quête de dire l'indicible. Devi changera donc le "point barre" en "point de suspension…"

Mots dits, maux dits ?

Michel Ducasse goûte aussi aux délices des mots, dans la même veine :
"Ces mots désappris par le vent / Interdits de partance".
Et un aveu d'impuissance d'Odile Le Chartier se change en jeu avec le désir à tant dire les déboires de la parole, accrochés au corps de la femme, ce premier lieu où le petit homme surgit au cri et fonde ensuite son besoin de dire ce lieu où la faille fut perceptible :
"Mais telle femelle / Qui glisse des mots / Nous avons toutes / Joué Cléo".
Le même souci du langage habite Umar Timol, qui, cependant, construit son texte sensuel sur la négation de la sensualité, multipliant les parallélismes négatifs, y mêlant l'horreur du monde et la haine, comme des retours du refoulé dans l'acte même de nommer l'amour :
"on ne cessera les frontières qui pullulent les cauchemars de ceux qui croient tout savoir, tout posséder, / on ne cessera ces pactes qui ordonnent la frénésie de la matière, /on ne cessera la fosse inépuisable de la haine"…
Retour de la réalité, ou plutôt du réel de la sensualité, qui implose le texte et rappelle la ligne ténue entre l'amour et la mort, l'amort ? Le ton est proche de celui de Laâbi, qui explore "les fruits du corps", et fustige les religieux "hypocrites" pour qui le plaisir est hors d'atteinte :
"De la porte / donnant sur le plaisir / vous ne connaîtrez / que le trou aveugle /de la serrure".
Et d'ajouter :
"Quand les théologiens / enturbannés ou non / se mêlent de sexe / cela / me coupe l'appétit".
Laâbi rejette ceux qui invoquent le "péché de chair", rappelant du coup, qu'en Islam, la sexualité n'est pas culpabilisante, qu'elle est un sujet abordé en religion et que les dévoiements ne doivent pas mener à un rejet systématique de tout ce qui est musulman, car "il n'y a pas de contrainte en religion", et je pense que c'est cela que fustige le poète en s'en prenant aux dérives de ces "théologiens" qu'il a à l'esprit, qui réduiraient la femme à n'être qu'on objet de plaisir (1), sans leur droit au plaisir, qui rapproche du divin, pour ceux qui sont croyants. Rattan Gujadhur, à ce titre, part de l'admiration d'une femme pour chanter les louanges de Dieu :
"Lord. You are a indeed, MASTER CRAFTSMAN" / Truly Blessed is he who sees you in your works".
Il est intéressant aussi de noter, dans ces textes, que l'acte poétique contestataire ne sombre pas dans un discours totalitaire, et reste dans l'éclair, l'épars, en ce qu'il inscrit de contre-discours et de contre-ordre. C'est ce qui est donné à lire, ici, aussi, quand le poète Laâbi "écrit" le corps aimé, se soumettant à l'autre :
"Quand je prends / l'initiative / je ne fais que t'obéir / Alors dicte-moi / Tu sais que je suis / un bon scribe".
Dans le même registre, Yusuf Kadel, à la verve minimaliste, semble aussi bander son verbe contre la réserve du corps dans l'acte de dévotion :
"Crou / pe vide seins / de mie verge de glace / muscles candis Chair / se contredit".
Kadel, tout en ramassant le verbe, dit une contraction en situation de recueillement, mimant visuellement le corps soumis au verbe qui relie à Celui qui ne peut être "saisi" par le verbe. Une renonciation à la chair pendant la messe… Une "excarnation" pour citer Yves Bonnefoy, car au-devant de ce réel menant à un autre réel, le verbe ne risque-t-il pas de se "désincarner" dans l'acte de mise en mots des fêlures de peau ? Et si c'était ici, dans ce double réel (femme et Dieu), que s'érige une image prégnante de la condition humaine, dans cette relation du corps au verbe que le corps ne peut articuler qu'en fêlure de mots ?

Le corps écrit, le corps s'écrie

Des voix, des parcours, des définitions singulières, des détours sages, souvent, facétieux parfois, comme pour détourner l'objet du désir en quelque chose à lire, comme pour saisir un autre dire, jalonnent ce magazine. Je ne peux hélas les citer tous et toutes, mais pour clore temporairement cet exercice où la réalité ne peut que se révéler en une prise de mots dans une surprise de peaux, effeuillons encore d'autres voix. Celle, par exemple d'Anil Rajendra Gopal, qui transmue le corps de l'être désiré en corps du langage, en livre :
"Les allégories et les euphonies sont à la folie, / Les paronymes riment avec les homonymes, /Dialogue, monologue, / Epilogue voguent, / L'invraisemblable côtoie la vérité… / Je ne savais pas qu'un bouquin pouvait me donner / Tant de plaisir".
Ou parcourons celle de Michel Ducasse, dans "Caresses buissonnières", où les mots sont eux-mêmes les séducteurs des humains dans une salle de classe :
"Tes mots m'ont pris par la main / En attente de caresses buissonnières / Sur le pupitre en bois / Déposées les lèvres / De nos baisers sucrés".
Si l'objet du désir est un livre pour l'un, il n'est pas forcément une fleur pour l'autre :
"ces frémissements de chair / qui abolissent les barrières corail / au rythme des vagues de mer / où dans la petite mort / encore et encore / nous voguons / ceci que je t'offre / n'est pas une fleur".
Ce texte de Vinod Rughoonundun dit que l'indicible de Juste envahit le dire poétique, même (surtout ?) quand la digue du désir est rompue. En cet instant où l'être bascule dans l'apesanteur de l'albatros voguant vers les ricochets solaires, le poète sait, en tout cas, que la fleur du poète, est "absente de tout bouquet". Et que les fleurs du langage sont aux limbes du poème.

Et si justement la plus grande sensualité de l'humain, cette créature du langage, consistait à retrouver le plaisir du mot pour dire l'indicible ?

Khal Torabully, Port-Louis, Maurice, 25/03/07

Note :
(1) Un Hadith, ou texte rapportant la tradition islamique dit : "Il est même recommandé à l'époux de cajoler sa femme et de s'assurer de la satisfaction de celle-ci lors de l'acte sexuel, avant sa propre satisfaction".

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